Les barbares, les bisounours et... les baudets
C'était il y a neuf ans. Cet article de Libé opposait deux acteurs du numérique : les barbares et les bisounours. Les disrupteurs et ceux qui luttent pour un monde meilleur. Ceux qui préfèrent demander pardon plutôt que l'autorisation, selon l'adage consacré, et ceux qui luttent pour les bonnes causes. Je cite l'article :
Les barbares considèrent Internet comme un lieu concurrentiel où seuls les forts et fortunés survivent. Face à eux, les Bisounours bâtissent un monde meilleur et considèrent le numérique comme un outil de partage et de progrès social. Alors, l'innovation technologique sert-elle Attila ou Grosbisou ?
Libé dit ensuite que « la vérité est au milieu du gué », mais c'est mal connaître la vérité, qui a plutôt tendance à se cacher derrière les fourrés.
L'opposition me laissait sur ma faim.
Car la plupart des gens que je fréquentais via mon militantisme de libriste entraient mal dans ces catégories. Certains avaient bien un petit côté bisounours, voire Don Quichotte : pour passer son temps libre à programmer une application de lecture de flux RSS, il faut bien croire qu'on pousse le monde dans la bonne direction. D'autres avaient aussi un petit côté barbare : pour eux, l'open source, c'était d'abord un terrain de jeu, d'innovation, un moyen de se faire plaisir avec du code gratuit, peut-être même un moyen de conquérir un marché en développant une solution qui en impose.
Mais ce n'était pas cette ambivalence de la figure du libriste qui me gênait : c'était l'absence d'une troisième figure, celle que j'appelle « le baudet ». Ceux qui corrigent une faute d'orthographe dans la doc. Qui prennent la peine de faire des rapport de bug détaillés. Ceux qui allument les serveurs pour le site Web du projet… ceux qui font bien attention, dans les évolutions qu'ils proposent, à ne pas trop casser la configuration des utilisateurs et qui adhèrent à « la promesse du mainteneur ».
En gros, toutes celles et ceux qui font le boulot invisible.
Pourquoi cette figure du baudet me tient à coeur ? La première raison, c'est un souci assez banal de justice. Reconnaissons que, sans eux, le projet tombe. Rendons-leur hommage, soutenons-les.
La deuxième raison, c'est que nous devons renverser notre échelle de valeur actuelle et faire passer la maintenance devant l'innovation. Reconnaître l'importance des baudets participe de ce renversement. Dans les projets numériques, on parle souvent « d'impact » : mais sans travail de refactoring, pas de nouvelles fonctionnalités, sans mise à jour des dépendances, pas de survie à long terme, sans évaluation et résorption continue de la dette technique, pas de dynamique saine pour avancer. Maintenir ce n'est pas tenir à bout de bras, c'est oeuvrer aux niveaux les plus bas du produit et de la communauté pour rendre possible tout le reste.
Laissons les barbares mijoter dans leur vision moisie du monde, aidons les bisounours à atteindre les nuages, et luttons pour que tous les baudets tirent leurs fardeaux dans la joie !
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