Bastien Guerry

Informatique et liberté

Le libre, la vie privée et le premier pas de travers

Dans ce post, je propose un argument pour dépasser le débat entre les tenants du « logiciel libre » et les tenants de « l'Open Source ». Ce dépassement s'appuie sur ce que j'appelle le paradoxe du premier pas de travers. Je présente ce paradoxe et je montre qu'il est aussi à l'oeuvre dans la façon dont nous abordons la question du respect de la vie privée sur Internet.

Libristes vs tenants de l'Open Source

Les « libristes » sont les personnes qui défendent l'idée qu'il est éthiquement important d'utiliser des logiciels libres, qu'il y a là un enjeu de société. Les tenants de « l'open source » proposent une vision qu'on qualifie souvent de « pragmatique » et soutiennent que l'enjeu du libre n'est pas éthique, mais technique : il faut utiliser des logiciels libres parce qu'ils sont meilleurs ; et s'il faut développer des logiciels libres c'est simplement parce que leur mode de développement les rend meilleurs¹.

On a d'un côté ceux qui proposent une norme, de l'autre ceux qui font un constat ; ceux qui s'aventurent hors du terrain technique (car lors norme est éthique) et ceux qui restent sur ce terrain (car utiliser du libre n'a de sens que si le libre est, de fait, meilleur); pour faire encore plus court : nous avons les idéalistes contre les pragmatiques—un schéma qui parle bien à l'imagination car on le retrouve un peu partout (révolutionnaire contre réformistes, etc.)

En conjuguant cette opposition aux points de vue des utilisateurs et des développeurs, voici le tableau qu'on obtient :

|             | Utilisateur                                     | Développeur                                        |
|-------------+-------------------------------------------------+----------------------------------------------------|
| Idéaliste   | Je dois utiliser du libre                       | Je dois développer du libre                        |
| Pragmatique | J'utilise du libre si je peux et si c'est mieux | Je développe du libre si je peux et si c'est mieux |

Maintenant, en poussant cette catégorisation à l'extrême et en supposant des individus qui agissent de manière cohérente avec les idées qu'ils défendent, on obtient ces quatre profils :

  • l'utilisateur 100% libriste : qui n'utilise que du logiciel libre ;
  • le développeur 100% libriste : qui ne développe que du logiciel libre ;
  • l'utilisateur 100% pragmatique : qui n'utilise jamais du libre par principe, mais seulement quand c'est plus adapté à ses besoins ;
  • le développeur 100% pragmatique : qui ne développe jamais du libre par principe, mais seulement quand c'est plus adapté à son intérêt.

(Comme les développeurs sont aussi utilisateurs, on a en fait… seize profils.)

La plupart d'entre nous sommes incohérents : développeurs libristes la nuit et qui travaillent sur du logiciel propriétaire le jour ; utilisateurs qui se sentent 100% d'accord avec les principes éthiques du libre mais qui ne résistent pas à l'appel de Skype, de Google Docs, etc.

Ces développeurs et utilisateurs sont malheureux : ils percevront leur attitude comme tristement « pragmatique », quand bien même ils s'acharnent par ailleurs à défendre l'idée du libre comme norme éthiquement importante.

Attention : ils ne sont pas pragmatiques au sens exposé dessus : ils préféreraient être cohérents avec les normes éthiques proposées par le libre mais ils n'y arrivent pas—pour de multiples raisons, toutes bonnes à leurs yeux… et toutes mauvaises aux yeux des « puristes ». C'est donc une sorte de méta-pragmatisme, d'acceptation résignée du déphasage entre ce qu'ils défendent et ce qu'ils font.

Comme le bonheur est une chose importante, je voudrais montrer qu'ils n'ont aucune raison d'être malheureux, et qu'il est rationnel d'être incohérent. Non pas en les aidant à justifier les multiples raisons qui les empêchent d'être 100% libristes (toutes ces raisons sont trop particulières), mais en montrant qu'il est rationnel d'être à la fois idéaliste et pragmatique ; qu'on peut l'être non par simple constat d'impuissance mais par principe.

L'enjeu est de rassurer ceux qui se sentent attirés par « le libre » mais n'osent pas encore franchir le pas, notamment par peur d'assumer un peu d'incohérence… ceux qui viennent d'installer Ubuntu et qui essaient d'assumer à leurs propres yeux de continuer à utiliser Skype sur leur ordinateur.

(Si vous avez lu jusque là, vous me direz peut-être que tout le monde est très heureux d'être incohérent… que je me bile pour rien. Mais l'enjeu est collectif, pas seulement individuel. Si on peut collectivement accepter dans les cercles « libristes » un utilisateur de Skype, nous aurons fait un grand pas en avant !)

Le paradoxe du premier pas de travers

Maintenant suivez-moi dans un petit détour.

Quand on fait un achat qui se révèle inutile, on a tendance à vouloir « l'amortir ». J'achète une télévision, et je me rends compte qu'elle ne me sert à rien : je vais tout de même continuer à la regarder pour ne pas avoir perdu d'argent. Il ne faut pas réfléchir longtemps pour voir que c'est un comportement irrationnel : en plus de l'argent, je vais perdre mon temps.

Il y a un comportement apparenté : celui qui fait que, ayant fait un premier pas de travers, on continue de travers parce que « le mal est fait. » Un exemple trivial : vous trompez votre ami(e) en embrassant quelqu'un d'autre… le mal est fait, autant coucher.

Je n'ai pas vraiment d'explication. Il y a le « coût social » de la première erreur : ce coût est ce que vous ressentez quand vous avouez votre faux pas à votre ami(e). Peut-être que ce coût est si élevé (honte, réaction de l'autre, etc.) qu'il rend imperceptible sa différence avec le coût d'une erreur plus grave, empêchant ainsi votre imagination vous empêche de vous dire qu'il ne faut pas aller plus loin.

C'est une pente qui me paraît assez naturelle dans la vie de tous les jours, de même que la pente irrationnel de l'amortissement d'achats inutiles.

Quelle serait l'atitude rationnelle ? Celle de donner sa télé pour ne pas perdre son temps et celle de ne pas aller « plus loin » pour ne pas risquer plus. Celle de garder à l'esprit, pendant qu'on fait un faux pas, qu'il continue d'y avoir des degrés dans l'erreur, et que notre comportement peut à tout moment redevenir moralement plus cohérent, même lorsqu'on erre assez loin des principes qui nous guident.

Quel rapport avec le libre ?

On peut être convaincu à 100% qu'il ne faut utiliser que du libre, et faire des efforts pour cela. En percevant les faux pas que l'on fait (utiliser des logiciels propriétaires), soit on a l'impression qu'on trahit la cause que l'on défend et l'on se désespère, soit on admet qu'il y a des degrés dans notre capacité à respecter nos principes et on aborde honnêtement la question des moyens : comment me donner les moyens d'être plus cohérent, par degré ?

Si à l'installation de votre premier logiciel propriétaire vous vivez une pression morale insupportable ("ouh! le vilain!"), vous aurez tendance à penser que l'installation d'un deuxième logiciel propriétaire est moins grave, parce que « le mal est fait ». L'attitude des puristes (ceux pour qui tout compromis raisonnable est irrationnel) vous enfoncera dans cette erreur, parce qu'elle vous condamnera socialement, et vous fera oublier qu'il est préférable d'utiliser 90% de logiciels libres plutôt que 80%, 1% plutôt que 0%.

Le rapport avec le libre est là : cessez d'avoir honte de vos incohérences (j'ai les miennes, et je connais peu de gens qui n'ont pas les leurs !), assumez-les comme des écarts aux principes que vous défendez. En regardant les choses en face, vous saurez clairement que vous voulez ne plus faire ces écarts et vous pourrez vous y attaquer progressivement. Utiliser des logiciels propriétaires ne vous retire aucun droit à défendre l'utilisation de logiciels libres : vous serez tout simplement un moins bon modèle que le libriste un peu plus cohérent… et un meilleur modèle que le libriste moins cohérent.

La vie privée comme un bien commun (et un problème collectif)

Quel rapport avec la vie privée ?

Tant qu'on percevra le respect de la vie privée sur Internet comme un problème individuel, on ne s'en sortira pas². C'est un problème collectif : les actions de chacun influent sur le respect de la vie privé des autres. Quelques exemples :

  • Vous envoyez un mail et mettez 100 destinataires en copie : mais peut-être que certains ne veulent pas que tous les destinataires connaissent leur adresse.
  • Vous choisissez parmi vos amis Facebook ceux qui sont susceptibles de répondre favorablement à une invitation pour un événement politique : peut-être que ces amis ne souhaitent pas que Facebook puisse deviner leur orientation politique.
  • Vous vous inscrivez à une liste de discussion privée avec une adresse @gmail.com : les gens ne savent pas forcément que vous êtes inscrit, et ne savent donc pas que Google peut désormais lire tous les échanges de cette liste (puisque Google peut lire vos mails.)

C'est assez contre-intuitif : quand on pense « vie privée », on pense surtout à la limite entre ce qu'on veut/doit et ne veut/doit pas dévoiler de soi-même. Mais vos attitudes à l'égard des autres impactent leur vie privée, et c'est sûrement ce mécanisme qui est le plus insidieux sur Internet.

Ça c'est une idée assez déprimante : parce que vous aurez beau faire très attention à ce que vous faites, vous serez toujours en proie à des gens qui ne font pas attention… et si vous avez le sentiment que les précautions que vous prenez ne servent à rien vu celles que ne prennent pas les autres, vous aurez tendance à ne plus en prendre.

Eh bien là-aussi, c'est l'erreur du premier pas de travers : chaque chose que vous faites (mieux régler vos paramètres de confidentialité sur Facebook, dire à Google que vous ne voulez pas apparaître dans des contenus recommandés, arriver enfin à vous passer de Google comme serveur SMTP, utilisez de la cryptographie pour envoyer des mails, etc), chaque pas en avant est utile, de votre point de vue comme de celui de l'écosystème.

Le choix n'est pas entre le pragmatisme de ceux qui disent « la vie privée sur le Internet, c'est fini ! » et l'idéalisme de ceux qui disent que le moindre faux pas équivaut à se planter complètement. Et ce n'est pas parce que vos « faux pas » peuvent avoir des conséquences irréversibles et collectives que votre attitude doit irréversiblement céder à l'idée qu'un faux pas en vaut mille – vous pouvez à tout moment réviser votre attitude, et faire moins de faux pas.

N'attendez pas que le libre vienne à vous

Ce post est né d'une réaction à une phrase de l'article d'Amaelle Guiton (De quoi PRISM est-il le nom ?) :

En disant « oui mais non », je voulais dire : oui, c'est important que le libre aille vers les utilisateurs… (d'ailleurs il ne fait que ça, non ? Vous connaissez beaucoup de logiciels propriétaires qui ont une liste de discussion publique et permettent aux utilisateurs de discuter avec les développeurs pour poser des questions, faire des suggestions, etc. ?)

Mais non : ce n'est pas seulement au libre d'aller vers le utilisateurs. Cette attitude est celle du profil « 100% pragmatique » décrit tout au début. C'est un point de vue, mais ce n'est pas le mien, et surtout, cela ne doit pas devenir celui de tous ceux qui sont « pragmatiques » par incapacité temporaire à faire autrement.

Imaginez qu'on dise : « ce n'est pas aux utilisateurs du Web de faire un effort pour mieux respecter leur vie privée et celle des autres, mais au Web de faire un effort pour rendre cela plus facile. » Eh bien non, n'attendons pas.

tl;dr

La devise des révolutionnaires est celle de Napoléon :

« Quand on n'a pas tout fait, on n'a rien fait. »

Je propose que les tenants du libre et d'un plus grand respect de la vie privée sur Internet utilisent une devise plus modeste et progressiste :

« Quand on a fait un peu, on a fait beaucoup, surtout si l'on continue. »

Notes

¹ À noter que les deux groupes s'entendent sur ce qui définit un logiciel libre : ce sont les quatre libertés énoncées par Richard Stallman, fondateur de la Free Software Foundation en 1985.

À noter aussi que ce débat est différent du débat sur l'utilité des licences « copyleft » : ces licences imposent aux travaux dérivés de logiciels libres d'être eux-mêmes libres et « copyleftés ». Elles sont virales et empêchent que des logiciels dérivés du libre ne deviennent propriétaires. Les deux groupes dont je parle s'accordent à dire que des logiciels sous licence non-copyleft (comme la licence BSD) sont bien libres.

² Lire à ce sujet l'article d'Eben Moglen: Privacy is ecological, not transactional. Merci à Hugo Roy pour le lien.


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