La classe dehors : apprendre en permission
Qui n'a jamais appelé son maître ou sa maîtresse « Papa » ou « Maman » ?
Je me souviens d'une vague sensation de honte : le lapsus rappelait à tous que j'étais un enfant avant d'être un copain et un élève. Comme s'ils me voyaient en pyjama. Quand ça m'est arrivé, toute la classe a ri, bien sûr, et le sourire de la maîtresse, moitié moqueur et moitié attendri, confirmait que j'avais dit une bêtise, mais naturelle et excusable.
Il y avait d'autres chevauchements entre la classe et la vraie vie : les petits frères et soeurs des uns et des autres qui rappelaient l'existence de nos familles, ou cet ami qui devait obéïr à son père professeur de français et à sa mère principale du collège.
Un glissement plus subtil se produisait quand, transporté loin de son tableau noir, un enseignant nous confiait ses passe-temps : l'un pour les masques de carnaval, l'autre pour la cueillette de champignons, un autre encore pour le travail du bois.
C'était tabou de sortir de nos rôles bien définis d'élèves et d'enseignants : ces complicités de hasard étaient excitantes car elles nous donnaient une chance de nous faire apprécier pour autre chose que pour nos notes ou notre comportement - c'est du moins comme ça que je le vivais.
Un jour, j'ai découvert les dialogues de Platon où la relation entre ceux qui réfléchissent ensemble est empreinte de cette familiarité qui surgissait à l'improviste dans nos classes : d'ailleurs, il n'y est pas question de « classe », mot qui sent la troupe et le clairon.
En CM1, notre instituteur nous a emmenés en forêt de Fontainebleau. Pas pour une course d'orientation, juste pour découvrir ce que nous pouvions y trouver, comme une bande d'herboristes amateurs. Il prenait un plaisir enfantin à crapahuter dans les rochers, et nous tentions de lui montrer que nous étions « grands », car nous connaissions déjà bien cette forêt.
Entre deux fougères, je me permets de poser à M. Laronde une question qui me tracasse : écrit-on « en tout cas » ou « en tous cas » ? Il me regarde d'un air malicieux et répond : « Devine ! » Ça me laisse perplexe… et pour tout dire je lui en veux un peu de ne pas m'aider. Quelques années plus tard, déstabilisé par la question difficile de l'un de mes élèves, ce souvenir me vient et je lui dis, du même air mystérieux : « Devine ! »
Soudain je m'en rends compte : peut-être que M. Laronde n'avait pas la réponse ! Et voici ma double « leçon » de Fontainebleau : la première pour me dire de me débrouiller, car j'avais peut-être la réponse ; la deuxième, quinze ans plus tard, pour me dire qu'un enseignant ne sait pas toujours tout.
Connaissant le tempérament de M. Laronde, je crois que c'est grâce aux rochers et aux fougères qu'il s'est permis de ne pas être une machine à réponses et qu'il s'était amusé à me laisser dans l'embarras, comme pour jouer au chat et à la souris. À vrai dire, je ne saurai jamais avec certitude. Ce que je sais, c'est que la leçon fut mémorable.
On connaît la fameuse distinction que François Jacob propose entre science de jour et science de nuit : on devrait sans doute distinguer une pédagogie « dedans » et une pédagogie « dehors », là où l'élève est plus qu'un élève et l'enseignant plus qu'un enseignant, là où leur relation, plus libre, plus légère peut-être, est celle d'une commune exploration du monde.
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