bzg

Entretien pour le podcast « Le Gagne-Pain » sur les logiciels libres

Retrouvez le podcast sur le site de l'atelier du Gagne Pain. Merci à Bertrand Jonquois pour l'invitation et pour l'échange.



Bertrand : Pour ce nouvel atelier, nous avons le plaisir d'accueillir Bastien Guerry. Bonjour Bastien.

Bastien : Bonjour Bertrand.

Bertrand : Merci beaucoup Bastien d'avoir accepté notre invitation. Bastien est référent logiciels libres à la Direction interministérielle numérique, la DINUM. Il est conférencier et intervenant au sujet de l'open source et des logiciels libres. Bref, Bastien est très bien placé pour répondre à nos questions. Est-ce que tu souhaiterais ajouter quelque chose, Bastien, pour te présenter ?

Bastien : J'ai 47 ans. J'ai connu le logiciel libre à la fin des années 90. Ma tante, qui n'avait rien à voir avec l'informatique, m'a donné un CD-ROM en me disant : « Toi qui aime bien bidouiller, j'ai un collègue qui m'a passé ça, je ne sais pas quoi en faire, regarde, toi. » Et j'ai installé une distribution Red Hat à l'époque sur un vieux PC. Un peu comme dans la pub où on ouvre le frigidaire pour un monde merveilleux de glaces, là, un monde merveilleux de logiciels libres s'est ouvert à moi.

Bertrand : D'accord, mais tu avais quand même déjà un peu touché à l'informatique pour qu'on te donne ça ?

Bastien : Je m'amusais petit à programmer en BASIC des petites choses et j'étais un peu accro à ça, effectivement, mais pas du tout, à cette époque-là, j'ai 15-16 ans et je lis de la poésie, je me destine à faire plutôt de la philo et des études littéraires.

Bertrand : Ok, avec toi, Bastien, on va explorer le sujet des logiciels libres et de l'open source. Et dans cet atelier, on essaie de donner des conseils d'experts pour aider ceux qui nous écoutent à trouver un job, à construire leur carrière dans le digital. Si tu le veux bien, on va reprendre les différentes questions qu'on a évoquées en préparant cet entretien. C'est quoi le logiciel libre ? Qu'est-ce que ça veut dire l'open source ? Deuxième question, comment l'intégrer dans son activité. Qu'est-ce que ça veut dire pour ceux qui nous écoutent ? Quels sont les premiers pas pour se lancer dans le logiciel libre ou l'open source ? Et puis, quels seraient tes conseils pour les auditeurs du Gagne-Pain ? On peut débuter par c'est quoi l'open source ? C'est quoi le logiciel libre ? Comment tu l'expliquerais simplement à ceux qui nous écoutent ?

Bastien : Tous ceux qui nous écoutent, j'imagine, ont déjà installé un logiciel et à un moment donné, se sont retrouvés avec une petite boîte de dialogue qui leur demande d'accepter des conditions d'utilisation. En général, on zappe, on scrolle, on appuie, on avance, on ne lit pas forcément. Un logiciel libre, il y a un peu virtuellement la même boîte de dialogue, sauf qu'au moment d'accepter les conditions d'utilisation, on accepte d'être entièrement libre vis-à-vis de ce logiciel. C'est-à-dire d'être libre d'aller étudier le logiciel, de voir dans son code source, comment il est fabriqué ; libre de le modifier entièrement, s'il y a des choses qui ne nous plaisent pas, on les enlève, si on veut adapter des choses dans l'interface ou même dans le fonctionnement profond, on peut tout changer ; d'être libre aussi de partager ces modifications avec les autres. C'est ça qui fait la force communautaire des logiciels libres. On peut citer tout de suite des grands logiciels libres comme le noyau Linux, le projet GNU, Firefox ou LibreOffice. Tous ces logiciels sont nés de la capacité que quelqu'un avait de contribuer au logiciel, au code source, qu'une autre personne avait rendu libre.

Bertrand : Si je fais un parallèle en disant, je saisis un livre et je vais devenir aussi rédacteur de ce livre, c'est un peu la même idée. Je vais à la fois l'utiliser, le lire, mais aussi pour voir le modifier, le changer ?

Bastien : Exactement. Dès qu'on introduit cette notion de livre, on va aussi parler de droits d'auteur. Et effectivement, les logiciels aujourd'hui reposent entièrement sur le droit d'auteur, donc le copyright aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon. Et ce droit d'auteur, il est utilisé soit pour empêcher les gens de faire des copies, de faire des œuvres dérivées, soit pour les autoriser à faire ce qu'ils veulent avec ces œuvres-là. Donc le logiciel libre, c'est une façon de retrouver un peu ce qu'on a dans le domaine public. Si cette œuvre est tombée dans le domaine public, j'ai le droit d'écrire la suite, j'ai le droit de la modifier, j'ai le droit de la commercialiser librement. Donc, les logiciels libres, chacun a le droit de les commercialiser librement, par exemple.

Bertrand : D'accord. Donc, si je reprends mon exemple du livre, ça veut dire que c'est Ok pour un livre, mais un livre qui a déjà été publié depuis assez longtemps. Ça doit être 80 ans, je crois, pour tomber dans le domaine public ?

Bastien : 70 ans.

Bertrand : Ok 70 ans pour tomber dans le domaine public. Donc, je prends un vieux livre de 70 ans et je peux en faire ce que je veux. Sauf que là, on parle de logiciels actuels, de choses nouvelles qui sont utiles tous les jours ?

Bastien : Oui, après, pour le livre, il y a aussi les droits moraux et les ayants droit ont des droits moraux sur les œuvres, même au-delà de 70 ans. Il faut s'adresser à un juriste. Pour les logiciels, aujourd'hui, la plupart des logiciels ont moins de 70 ans. Il y a des vieux logiciels qui tournent encore, mais pour tous ces logiciels-là, le mouvement du logiciel libre et de l'open source (on pourra discuter de la différence) c'est vraiment de donner la main aux utilisateurs. C'est d'abord un mouvement pour que les utilisateurs ne soient pas prisonniers de logiques d'exploitation commerciale qui s'appuient sur la propriété intellectuelle pour interdire des choses aux utilisateurs.

Bertrand : Quand tu dis interdire des choses aux utilisateurs, on ne parle pas encore de payer quelque chose ? Parce que dans la plupart des logiciels qu'on utilise, on paye aussi. On nous interdit de faire des choses, mais on paye aussi. Alors que dans l'open source, est-ce qu'on paye encore ?

Bastien : Dans l'open source, on ne va pas payer la possibilité d'étudier le code, de le modifier, de le repartager, mais on peut tout à fait payer d'autres choses. On peut payer du support à l'entreprise qui connaît très bien et qui développe le logiciel libre. On peut payer pour déployer des instances en Software As A Service (Saas) ou on peut payer pour de la formation, pour de l'adaptation du logiciel. Donc, il y a toute une économie du logiciel libre qui est florissante, qui est croissante. On a en France le Conseil National du Logiciel Libre, le CNLL, qui représente les éditeurs Open Source, et ce sont des boîtes qui font du chiffre d'affaires et qui avancent, qui fournissent des solutions. Donc, il y a toute une économie existante.

Bertrand : Ok, ça me paraît assez clair sur la définition. Alors après, il y avait cette question de nommer. Tu as dit logiciel libre ou open source. Quelle est la différence ? C'est uniquement sémantique ou c'est plus que ça ?

Bastien : Il faut plonger un tout petit peu dans l'histoire. Le logiciel libre est né dans les années 80 avec une figure qui est celle de Richard Stallman. Dans les années 80, il fait le constat que les communautés de hackers partagent librement du code source au MIT sont en train de se réduire comme peau de chagrin. Et pour une raison très simple, c'est que AT&T à l'époque aux États-Unis, a racheté, a « re-propriétariser » le système Unix qui était prêté aux universités.

Bertrand : Ça commence avec Unix. C'est le premier système ?

Bastien : Unix est l'un des systèmes d'exploitation, mais qui était librement accessible pour la plupart des chercheurs qui pouvaient lire le code source, s'en inspirer, développer. Et puis, à un moment donné, on leur dit : « Non, vous ne lisez plus le code source et puis vous n'avez pas le droit de modifier. » Il y a cette fameuse anecdote où Richard Stallman a un bug avec son imprimante et on lui dit : « Non, tu n'as pas le droit. Le labo t'interdit parce que l'on a signé des clauses de garantie qui nous empêchent de corriger le driver. » Et là, c'est la goutte d'eau… Il se rend compte que les communautés de hackers dépérissent et il se dit qu'il faut lancer un mouvement qui va explicitement donner le droit à chacun d'étudier, exécuter comme il veut, modifier et partager ses modifications. Et il lance le mouvement du logiciel libre. Il ne le lance pas comme un manifeste : il se met à développer un système qu'il va appeler GNU, en référence à Unix, pour dire « GNU is not Unix », « Ce n'est pas Unix », parce que ça prend le contrepied de la logique de privatisation du code source. Et ça va être une logique de développement communautaire. Tout ça n'est pas très connu dans les années 80 en dehors des cercles de recherche. Et c'est Linus Torvalds qui arrive en 1991 en publiant le noyau Linux, qui permet à plein d'étudiants et de chercheurs d'installer un système GNU/Linux sur leur machine. Et à partir de ce moment-là, le mouvement prend forme. Arrivent les années 90 où des gens se disent le logiciel libre, c'est bien, mais ce côté militant révolutionnaire, ça fait tache dans le business. Donc, on va enlever ces idéaux de liberté et on va rappeler que c'est tout simplement de meilleurs logiciels.

Bertrand : C'est là que ça devient open source ?

Bastien : Exactement.

Bertrand : Ok, c'est clair. Donc, il y a effectivement une histoire qui explique ce changement de dénomination, mais ça veut dire la même chose ?

Bastien : Aujourd'hui, ce sont les mêmes logiciels. C'est-à-dire qu'un logiciel libre ou open source, il est défini par sa licence. C'est sa licence qui va nous octroyer les libertés en tant qu'utilisateur. Et ces licences sont reconnues par deux instances : c'est la Free Software Foundation, qui est l'héritière du mouvement du logiciel libre de Richard Stallman, qui continue à valider des licences, et l'Open Source Initiative lancée à la fin des années 90, qui représente ce mouvement de l'open source. Les deux mouvements œuvrent pour la même cause. Aujourd'hui encore, les « libristes » et les tenants du logiciel libre se retrouvent dans les valeurs du logiciel libre, des valeurs de partage, des valeurs communautaires, qui ne sont pas celles forcément du business, et les tenants de l'open source se retrouvent dans l'efficacité de l'outil, l'efficacité des méthodes de développement, la transparence, la confiance qu'ajoute l'open source.

Bertrand : Ok, on n'a pas parlé dans le détail de ce que tu faisais. C'est peut-être intéressant pour comprendre ton érudition d'abord sur le sujet, mais aussi comprendre ce que tu fais concrètement à la Direction interministérielle du numérique (DINUM). Que fais-tu là-bas ?

Bastien : La Direction interministérielle du numérique, c'est la DSI Groupe de l'État. C'est elle qui impulse les stratégies numériques pour les ministères. C'est elle aussi qui contrôle quand des projets ministériels sont au-delà de 9 millions et de sommes conséquentes. C'est aussi elle qui propose des outils aux agents publics. En ce moment, la DINUM développe une suite numérique qui est faite avec des briques open source. Cette suite, est proposée à tous les agents en administration centrale. Sur l'open source en particulier, la DINUM porte un discours très fort. Elle dit aux administrations, les logiciels libres, il faut avoir confiance dans ces logiciels. Ce sont de bons logiciels. Nous allons vous aider à trouver les prestataires qui peuvent vous aider à migrer vers du logiciel libre. Je donne un exemple. On a eu récemment VMware qui commençait à multiplier les prix de ces licences, il a fallu réagir à ça et parfois, c'étaient des logiciels libres qui étaient choisis. Dans ce cas-là, la DINUM peut venir en appui. On a ce pôle qui s'occupe de l'open source. J'ai la chance de travailler en équipe avec plein de gens qui s'y connaissent beaucoup en logiciel libre et en open source à la DINUM, pour développer des produits avec des méthodes agiles qui restent innovantes dans l'administration.

Bertrand : Donc, ça veut dire que vous proposez à l'ensemble de l'administration publique des solutions ? Vous recommandez des solutions pour changer les logiciels et utiliser plus de logiciels libres ? C'est bien ça ?

Bastien : On recommande, on aide les ministères à trouver les bons prestataires parce qu'on a un écosystème français d'éditeurs et de boîtes intégratrices qui fonctionnent très bien. Et parfois, on fait nous-mêmes. Donc là, on a fait Tchap, par exemple, qui est basé sur Element. C'est un outil de conversation instantanée à la Mattermost ou Slack pour ceux qui utilisent des solutions propriétaires. Ces outils sont rentrés dans les pratiques des agents. On ne peut plus revenir en arrière, mais c'est un outil souverain. On maîtrise le code, il est déployé sur des infras qu'on maîtrise et il est à la disposition d'autres pays qui voudraient l'utiliser.

Bertrand : Tu as prononcé un mot important dont on avait parlé en préparant cette interview, c'est souverain. Donc, tu veux dire que c'est important aussi, d'un point de vue souveraineté nationale ou souveraineté européenne, de posséder ces logiciels libres ? De travailler sur ces logiciels libres, parce que ça nous permet de nous rendre plus libres ?

Bastien : Oui, pous nous affranchir de dépendances soit commerciales, soit technologiques. On n'en est pas là. On a encore de fortes dépendances dans tous les sens. Mais cet esprit et la place du logiciel libre sur la souveraineté est écrite dès la Loi pour une République numérique de 2016, l'article 16 pour les curieux, qui dit que les logiciels libres, c'est bien, il faut en utiliser pour des raisons de maîtrise, d'indépendance et de pérennité. Ces trois mots, maîtrise, indépendance et pérennité, c'est exactement ce qu'on appelle aujourd'hui souveraineté. Je ne rentre pas après dans les débats sémantiques sur « souveraineté », « souverainisme » ou autres. Mais il y a de facto, on voit bien la définition que j'ai donnée du logiciel libre, il y a deux tendances possibles qui sont concurrentes et complémentaires aujourd'hui. C'est de profiter égoïstement de tous ces logiciels libres, c'est-à-dire de dire c'est génial, souvent c'est gratuit, je peux installer Linux, je n'ai plus de virus, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes sans jamais reverser à la communauté… Ou être dans une démarche de partage, de contribution et de reverser la communauté. C'est pareil au niveau des États. On pourrait être dans une logique purement consommatrice en disant, merci l'écosystème, débrouillez-vous les grands acteurs pour nous faire une distribution Linux qui marche du feu de Dieu. Mais on peut aussi, et c'est ce qu'on essaye de faire, contribuer, rentrer en relation avec les grandes fondations, Mozilla, Eclipse, OW2… L'Europe s'active beaucoup là-dessus. On construit des collaborations avec l'Allemagne, la Hollande, notamment, pour gagner en souveraineté, pour favoriser les logiciels libres.

Bertrand : Excellent, ça me paraît hyper clair. Si maintenant, on se met du point de vue, de ceux qui nous écoutent. Pour comprendre opérationnellement les logiciels libres, il faut commencer par quoi ? Que peut-on faire concrètement ? Que conseillerais-tu de faire ?

Bastien : Je vois deux façons de faire. Soit, on se mouille la nuque tout doucement en installant Firefox…

Bertrand : Donc, ça veut dire changer Chrome ?

Bastien : Oui, changer Chrome pour Firefox ou d'autres navigateurs libres. On regarde navigateur libre et puis on en découvre peut-être d'autres. Installer LibreOffice, commencer par là aussi.

Bertrand : Ça veut dire, que l'on supprime Microsoft ?

Bastien : On ne supprime pas. Non, on essaye. Plein de logiciels libres marche dans tous les systèmes…

Bertrand : Quand tu dis « on se mouille la nuque », ça veut dire que l'on y va doucement. On vérifie si l'eau est chaude ou froide ? On installe quelque chose et on vérifie en parallèle si ça marche bien par rapport à ce qu'on a l'habitude d'utiliser ?

Bastien : Oui, d'abord ça, et en plus, on va voir la communauté. Derrière chaque logiciel libre, il y a des gens qui s'activent pour le faire avancer. Que ces gens soient 3 dans un garage ou 300 dans une grosse communauté constituée, ils existent. Allez les voir. Donc, on fait ces deux choses : on essaye de prendre la jauge de cette communauté qui, le plus souvent, communique de façon transparente sur des forums, sur des mailings lists, sur Stack Overflow partout. Ça, c'est la façon douce. Sinon, on y va carrément, on prend son courage à deux mains, on se met en haut du plongeoir et on installe une distribution Gnu/Linux. Il y a des distributions très facilement accessibles, qui s'installe via une clé USB, qu'on peut mettre en USB live. C'est-à-dire, on met la clé USB pour faire tourner le système d'exploitation, tester Ubuntu, archlinux, Debian, ou tous les autres systèmes d'exploitation, Linux Mint, il y a plein de sites de distribution maintenant orientés débutant. Et quand on met la clé, le système se lance sur la clé et puis on enlève la clé, on n'a plus rien sur son ordinateur, on l'a comme avant. Et si on est content, si on dit que c'est pas mal, on l'installe soit en « double boot » à côté de l'autre système d'exploitation, soit on installe carrément une machine dédiée à Linux et puis on explore comme ça.

Bertrand : On peut le faire sur n'importe quelle machine ? sur Microsoft ou sur Apple ? ça marche dans les deux cas ?

Bastien : Oui, toutes les architectures sont maintenant supportées.

Bertrand : Ça veut dire, on va le faire, mais aussi on va contribuer ? C'était ça que tu disais tout à l'heure ?

Bastien : Non, je disais que les deux attitudes étaient possibles. Évidemment que l'attitude de consommation, je ne voulais pas du tout dire péjorativement que c'était de la passivité totale et que c'était du « free riding », comme on dirait. C'est tout à fait légitime. On n'est pas obligé de contribuer à quoi que ce soit. Il n'y a aucune obligation morale. Mais par contre, on a cette liberté-là. Et à un moment donné, si on se prend au jeu… Dans mon histoire, je m'amusais gentiment à faire du piratage en n'y connaissant pas grand-chose, en essayant de rentrer dans des ordinateurs, et pius je « piratais » des logiciels. Je les téléchargeais et je me disais, tiens, on ne se fait jamais attraper par la police. Et un jour, j'ai cru pirater un logiciel et ce n'était pas du tout du piratage… J'ai installé un logiciel libre qui me disait : « Tu peux faire ce que tu veux et voici le lien vers la liste de discussion. » Comme, j'avais lu un super bouquin qui s'appelait Libre aux enfants du savoir numérique d'Olivier Blondeau et Florent Latrive, sorti en 2000 aux Éditions de l'Éclat.

Bertrand : On mettra le lien là aussi dans les commentaires du podcast.

Bastien : Ça reste un classique. Il faut le lire. Dans ce bouquin, je voyais les articles de ce monsieur Richard Stallman. Je me disais, c'est une vieille histoire. Et puis, en envoyant un mail sur la liste de discussion de ce logiciel, Emacs, une personne me répond, et c'est Richard Stallman. Là, je ne comprends plus, mon cerveau bug complètement. Je me dis, mais donc tout ça existe pour de vrai, les gens s'entraident pour de vrai et on peut plonger dans le bain. Mon message c'est ça : allez-y doucement à votre rythme, et n'oubliez pas qu'il y a quelqu'un au bout du fil.

Bertrand : Ça veut dire qu'on est un peu développeur quand même ? Qu'on a une petite connaissance du code ? Ça ne s'adresse pas à tout le monde ?

Bastien : Pas du tout. Tout le monde peut utiliser un système GNU/Linux. Je ne compte plus le nombre de gens chez qui j'ai installé un système GNU/Linux. De gens qui font essentiellement de la bureautique sans avoir besoin de macros Excel poussées et qui en ont marre d'avoir des virus. Ou alors qui ont un ordinateur qui rame un peu, parce que les dernières mises à jour de Windows sont pénibles. Je lui dis, écoute, si tu le veux, on fait l'essai. Pendant un mois, tu fais l'essaie, tu utilises ce système. C'est juste un autre système avec un système de fenêtrage complètement identique. Il retrouve ses icônes, il clique sur Internet pour aller sur Internet. Il clique sur Bureautique pour aller sur bureautique. Tout le monde peut s'y mettre pour ce qui est d'utiliser le système d'exploitation. Aujourd'hui, dans l'État, on a la gendarmerie, avec 80 000 agents de la gendarmerie qui utilisent un système libre basé sur Ubuntu. Ils se portent très bien. Peut-être que certains ne savent même pas que c'est du logiciel libre et ne connaissent pas l'histoire…

Bertrand : Si on creuse cette question, il y a combien de personnes aujourd'hui, en France ou dans le monde, qui utilisent des logiciels libres ? Est-ce qu'on arrive à savoir ça ?

Bastien : C'est une excellente question. Je crois qu'on n'arrive pas à savoir ça. On sait qu'en France, on a une communauté de chercheurs qui est très active sur des contributions, notamment à la distribution Debian. Quand on dit distribution, c'est que des gens décident de faire une sélection de logiciels libres et de les rendre installables comme système d'exploitation : Debian, Ubuntu, ou Red Hat. Ce sont des distributions qui s'appuient sur Linux comme noyau et GNU comme l'ensemble des logiciels utilitaires indispensables, le compilateur, etc. Debian fait sa conférence annuelle en juillet à Brest et on sait qu'on aura beaucoup de chercheurs français. Donc ça, ce sont les contributeurs, mais même pour les utilisateurs, c'est très difficile [de connaître leur nombre]. Ce qu'on observe, c'est que même en augmentant de façon très timide, Linux, le système GNU/Linux sur le poste de travail, est en croissance relativement constante, sans aller au-delà du 6% des postes utilisateurs. Mais on avance tout doucement.

Bertrand : Quand on a préparé l'interview, on a aussi parlé d'une autre catégorie de plateformes comme Wikipédia. Et tu avais envie aussi de préciser la différence entre logiciel libre et ces solutions-là ?

Bastien : Wikipédia, tout le monde connaît, c'est un projet d'encyclopédie collaborative libre. On retrouve le mot « libre » parce que Wikipédia étant né en 2001, c'est aussi l'année de la naissance des licences Creative Commons au nombre de six. Et parmi lesquelles, il y a cette licence qui dit, vous pouvez faire ce que vous voulez avec le contenud, simplement, vous êtes obligé de créditer l'auteur. Et dans l'une des déclinaisons des licences Creative Commons, celle utilisée sur Wikipédia, si vous l'intégrez ou si vous faites une œuvre dérivée, merci d'utiliser la même licence. Donc ça, c'est ce qu'on appelle des fois l'effet viral ou la réciprocité de la licence Creative Commons BY ShareAlike. C'est-à-dire « partagez comme vous l'avez pris ». Les licences de Wikipédia sont inspirées des licences libres et notamment de la licence très connue dans le monde du libre, celle initiée par Richard Stallman, qui est la GPL, la GNU General Public License, qui dit : « Vous pouvez intégrer ce bout de code source dans votre projet, mais merci de mettre tout le projet sous la même licence. » C'est l'effet copyleft. C'est un jeu de mot pour dire on prend le contrepied du copyright et la « gauche d'auteur » va obliger les uns et les autres à construire une communauté. Les grands projets comme Wikipédia s'inspirent de cette logique de gestion du droit d'auteur. Pour construire des communautés autour de ressources libres. Et ces communautés, maintenant on les appelle souvent des communs numériques. Le modèle s'est reproduit ailleurs, par exemple pour OpenStreetMap, qui est une base de données d'informations géographiques faite collaborativement et libre.

Bertrand : Le concurrent de Google Maps, c'est en version libre ?

Bastien : Exactement.

Bertrand : Quand on parle d'Android, on parle de quoi alors ?

Bastien : Android, on parle du système développé par Google qui s'appuie sur des briques open source et qui rajoute par-dessus des fonctionnalités propriétaires qui continuent à enchaîner les utilisateurs.

Bertrand : Au départ libre, mais qui après devient propriétaire chez Google ?

Bastien : Comme a fait Steve Jobs avec le système MacOS, qui au départ n'était pas Linux, c'était BSD, donc c'était un autre système libre, mais il a pris ça, il a rajouté une interface. La valeur initiale du système d'exploitation était, dans la communauté, autour du système BSD. Ce qui est important, c'est de comprendre que la logique du libre, c'est de faire monter la marée pour tout le monde. On sait que les coûts pour développer un système d'exploitation de zéro sont immenses. Si on part tous en contribuant à un commun numérique comme Linux ou un logiciel libre collaboratif, on avance tous en même temps. Ce qui permet quand même ensuite d'avoir des gens qui vont faire des percées sur tel ou tel aspect d'innovation qu'ils vont apporter.

Bertrand : Excellent, ça me paraît beaucoup plus clair. Il y a une question dont on a aussi parlé en préparant l'interview, c'est de comprendre que ces logiciels libres créent des nouveaux métiers. Je crois que tu avais envie de parler de nouvelles opportunités, pour ceux qui nous écoutent ?

Bastien : Déjà, ça a créé mon métier. Je suis expert open source. Dès qu'il y a une question open source, on sollicite notre équipe à la DINUM. Et après, ça se décline, je prends par exemple le métier de juriste open source. Aujourd'hui, les licences libres, ça crée des contraintes, c'est une partie du droit de la propriété intellectuelle qui est passionnante, qui a des évolutions permanentes. Si je prends un sujet dont on va peut-être parler plus, mais si je prends la question de l'IA, est-ce qu'une IA entraînée sur des logiciels libres, est-ce que les conditions de la licence permettent à l'IA d'exploiter ces codes sources dans les contenus générés ? Il y a des spécialisations pour chaque métier, dev, juriste, manager, recruteur. Quand on a beaucoup d'expérience sur le logiciel libre, on peut essayer de construire une stratégie dans une entreprise ou une administration. On a plusieurs administrations qui s'y mettent. Par exemple, je peux citer France Travail, qui a une entité dédiée à l'open source dans toute son organisation. Et pas juste pour faire de l'innovation, parce qu'on aurait tendance à se dire que c'est un sujet innovant, donc ça va être des équipes qui font de l'innovation. Non, ce sont des équipes qui viennent aussi profondément changer les logiciels qui sont dans les infras.

Bertrand : Merci beaucoup. Pour conclure, quels seraient tes autres conseils pour ceux qui nous écoutent ? Que faudrait-il qu'ils fassent ?

Bastien : Aller sur l'un des sites de référence des communautés autour du logiciel libre en France, c'est Linuxfr.org, le site est disponible depuis 25 ans. Je crois qu'ils ont fêté cet anniversaire l'année dernière. Aller à la rencontre de ces gens qui sont des gens qui existent pour de vrai. Envoyez-moi un mail à bzg@bzg.fr. Les libristes aiment bien répondre au mail. N'hésitez pas, ce sont des rencontres. Tout est né de rencontres. Ne vous laissez pas enfumer par les doctrinaires qui auront une vision tellement ferme du « libre » qu'elle sera fermée, et vous exclura. Allez-y et trouvez des alliés pour découvrir à votre rythme. Cet univers est l'avenir, il faut y aller.

Bertrand : Ça veut dire qu'il faut être open, si je résume dans l'open source. Il faut être ouvert, ne pas hésiter à ouvrir les portes ?

Bastien : Oui, on dit souvent que l'informatique, il faut quand même garder du plaisir, pour l'excitation de la nouveauté, de l'invention, des valeurs qui sont très chères au monde du logiciel libre. Il faut être ouvert et vous faire vous plaisir en allant découvrir toutes ces choses. Surtout, c'est une sorte d'autoformation permanente. Vous allez découvrir un état d'esprit de partage et de pédagogie qui ne peut que vous faire du bien.

Bertrand : Bastien, merci beaucoup.


📣 Parlons-en sur floss.social

📧 Abonnez-vous pour me lire de temps en temps